En 2017, le gouvernement de l’époque décida du lancement d’un fonds de soutien à l’innovation, intitulé « innov invest ». Un fonds principalement alimenté grâce à un prêt de 500 millions dirhams de la banque mondiale. Mais alors qu’il s’agit d’argent issu d’un prêt contracté par l’État, le gouvernement, à travers la Caisse centrale de Garantie (devenu Tamwilcom) présenta un montage inédit pour distribuer les prêts aux entrepreneurs les plus innovants. L’organisation gouvernementale avait en effet décidé de déléguer des aspects particuliers et sensibles de la gestion du programme « innov invest ». Parmi les prérogatives dont s’est délesté le gouvernement, on retrouve la sélection et la détermination du caractère «innovant » des projets ainsi que la distribution de l’argent public issu de l’emprunt de la banque mondiale à des structures privées : les incubateurs.
Les incubateurs : l’avant-garde de l’innovation ?
Pour ceux qui l’ignorent, les incubateurs sont des OVNI rafraichissants en sein de l’économie de marché. Alors que le Darwinisme économique est impitoyable avec les « nouvelles entreprises », les incubateurs se présentent comme des anges gardiens de ces entreprises baptisés pour l’occasion« startup ». Les incubateurs sont donc une sorte de guide, capables « d’accompagner » les jeunes entreprises –parfois « innovantes »- menacées par des lois du Marché injuste et discriminante.
De prime à bord il peut sembler normal que la CCG ait fait appel à ces structures spécialisé dans l’accompagnement et surtout expertes de l’innovation. Après tout en 2017, c’était l’apogée des « buzzwords » en tout genre .C’est alors l’ère de la Data science, des technologies « distruptive « , de l’intelligence artificielle, la transformation digitale, Edtech, Fintech…le gouvernement de l’époque, à travers la CCG, probablement pressé et inquiet de rater le train de la révolution numérique, s’empresse de faire appel à ce qu’il considère probablement comme des « experts » de l’innovation qui se trouvent pour la plupart, alors organisés sous la forme d’incubateurs.
Il est facile de deviner la logique du gouvernement de l’époque. L’innovation dépasse les capacités des fonctionnaires/bureaucrates, seuls les experts en innovations peuvent sélectionner et déterminer, puis accompagner qui va bénéficier des fonds dédiés à l’innovation. Cela allait presque de soi.
Mais les premières enquêtes médiatiques réalisées sur le sujet par « le1.ma » et « médias24 » ont rapidement démontré les limites de ce drôle de montage.
Innovation : chèques de caution contre financement public
Les enquêtes journalistiques parues dans le1.ma et médias24 révèlent que certains incubateurs, profitent de leurs pouvoirs de sélection des bénéficiaires des fonds « innov invest » pour réclamer des chèques de garantie aux entrepreneurs, avant de leurs débloquer des prêts issus d’emprunt de l’État… si nous n’avons pas pu vérifier de nous-mêmes ces pratiques, on peut aisément imaginez que de tels dépassements puissent se produire au regard du « pouvoir » de sélection de ces incubateurs. Pourquoi ? les incubateurs sont des organisations comme les autres : elles cherchent constamment à se faire du pognon.
Les incubateurs qu’ils soient organisés en association ou en entreprise, comme toutes les structures du champ économiques, sont des organisations qui se battent pour exister. Elles aussi doivent des loyers, des salaires à leurs employés, des factures internet, des espaces de co-working à entretenir…etc. Pour garder la tête hors de l’eau, et avec un business modèle très fragile à la merci des subventions, la tentation de ponctionner une partie des prêts qu’ils ont la charge de distribuer aux entrepreneurs les plus innovants est grande. D’où les chèques de garantie pour être sûre de récupérer une partie des subventions que les incubateurs ont eux même la charge d’accorder ! ce type de chantage grossier bien qu’il ne semble pas généralisé ne semble en tout cas déranger personne pour l’instant…
Le phénomène est connu hors des sphères de l’incubation, par exemple, certains employés de banque ou d’association de microcrédit ne résistent pas à la perspective d’arrondir leurs fins de mois en recevant des dessous de table contre des taux de crédits plus avantageux ou pour des qualifications avantageuses des dossiers de financement.
Une politique de soutien à l’innovation presque unique au monde…
La désignation des incubateurs comme intermédiaires entre les fonds publics et les entrepreneurs est une pratique qui ne va pas de soi. Une telle architecture qui consiste à déléguer la sélection et le traitement du dossier de financements aux incubateurs, juste parce que ce sont d’autoproclamés experts de l’innovation est réellement surprenante. Par exemple, quand le Roi Mohammed 6 avait lancée le fond Intelaka de soutien à l’entreprenariat, seules les banques furent impliquées dans la réception et le traitement des dossiers. Confier un processus de financement public à des institutions financières comme les banques est après tout naturel. Et il n’ y a pas que le projet royal qui suivit cette approche. La France dispose par exemple d’une entité publique de gestion des investissements de l’Etat dans les projets entrepreneurials « innovants » : La BPI, la banque publique d’investissement.
Plus récemment, le gouvernement actuelle choisit d’ignorer la manière de faire du Roi et les « dérapages » qu’a connu le fond innov invest, pour faire appel aux incubateurs dans sa gestion du programme « FORSA ». Mais cette fois, le programme FORSA s’est retrouvé au centre des critiques. Les critiques ne sont pas (bizarrement) venus de la presse mais d’un courageux député d’un parti de la majorité : le PAM. Au parlement, le député en question, Hicham Elmhajri a dénoncé les choix des « incubateurs » censés sélectionner les projets méritants. Et sur sa page facebook, Il a pointé du doigt le fait que des entreprises spécialistes de l’ameublement, ont été sélectionnées par le ministère du programme « FORSA » pour traiter les dossiers des entrepreneurs ! Dans ce type de montage ce n’est donc pas toujours la figure de l’expert en innovation que l’on retrouve…
Mais alors comment les incubateurs ont-ils réussi (et réussissent toujours) ce tour de passe passe qui leur permet de capter des fonds publics pour les distribuer selon leur bon vouloir ? Grâce à une étiquette particulière: l’expertise en innovation.
Voyez-vous la plupart des incubateurs au Maroc se proclament experts en évaluation des caractères innovants du projet. Ils seraient les mieux placés pour apprécier les potentiels des projets car après tout, certains d’entre eux ne se sont-ils pas familiarisés avec ces questions d’entrepreneuriat pendant de nombreuses années ?
Pourtant l’innovation est par définition une dynamique chaotique, une force de renouvellement bien difficile à maitriser. À travers l’histoire et en dehors des cercles académiques, l’expertise en innovation n’existe que chez les plateaux télé des médias de masse, habitués à faire défiler les experts en tout genre sous des titres généralement pompeux se présentant sous la forme « expert en » ou « spécialiste en », pour clarifier za3ema aux communs des mortels tout et n’importe quoi allant de l’économie, au terrorisme, en passant par la nutrition et bien sûr l’entrepreneuriat et l’innovation ! Mais dans le cas de l’innovation, peut-on vraiment se placer à l’avant-garde de quelque chose dont l’essence même est l’imprévisibilité ? Est-il possible de prédire objectivement la portée d’une innovation ? Quelle expérience permet à des organisations de développer des capacités de jauger objectivement du caractère innovant de tout type de projet ?
Elizabeth Holmes : l’échec des experts en innovation
Aux États-Unis, Il y’a quelques mois, les observateurs de l’actus de l’entrepreneuriat ont pu assister à la chute d’une des figures de la Silicon Valley : Elizabeth Holmes. La jeune femme a été reconnue coupable de Fraude et risque maintenant une longue peine de prison, après avoir été une icône de l’innovation. Elizabeth Holmes a réussi à berner les plus grands experts de l’innovation: les investisseurs de la Silicon Valley. Grâce à sa maitrise des codes de communication du milieu, son parcours typique de « drop-out » de la prestigieuse Stanford similaire à celui de bill Gates ou de Zuckerberg, Holmes a détourné quelques 700 millions de dollars grâce à un projet qui s’est révélé être complètement bidon : la fin des prélèvements sanguins grâce à la digitalisation des analyses biologiques.
Elizabeth holmes est peut-être la preuve vivante que l’expertise en innovation est très loin d’être une science exact aussi complète soit-elle. Sans rien de concret, mais avec des promesses audacieuses et une communication bien travaillée, Elizabeth Holmes, berna la fameuse « startup nation » qui l’a valorisa à 10 milliards de dollars, avec comme élément tangible un seul prototype : une mystérieuse boite noire qui à partir d’une minuscule goutte de sang, peut détecter une douzaine de maladies. Les experts en innovation issus des fonds d’investissement les plus aguerris du monde (la silicon valley) n’y ont vu que du feu…
Comment expliquer autant de dysfonctionnements (le cas de Holmes est loin d’être inédit) dans des systèmes supposément gouvernés par la raison, et verrouillé par des experts en innovations en tout genre ? Car si au Maroc, on peut toujours parler du peu de moyen humains et financier ou de la corruption d’une partie de l’élite pour expliquer tout les dysfonctionnements possibles et inimaginables, le cas de théranos, l’entreprise qui s’est joué pendant des années de la Silicon Valley, force à rechercher des réponses au delà la médiocrité des ressources humaines, du manque de moyens ou de la corruption supposé de certains.
Du désenchantement du monde au ré-enchantement du capitalisme
Le sociologue allemand Max Weber laissa au Monde, une célèbre expression, particulièrement pertinente quand il s’agit de décrire les incroyables transformations induites par les forces conjuguées de la raison et du capitalisme : « Désenchantement du monde ». Deux mots pour décrire l’impact aussi puissant que silencieux du rationalisme dans l’établissement des sociétés bureaucratique et individualiste d’aujourd’hui. Par l’expression qu’il a forgée, Weber a brillamment capturé les conséquences de la déroute des forces spirituelles et magiques face au rationalisme technoscientifique issu du siècle « des lumières » et de la révolution industrielle.
Bien que la formule de Weber soit une notion controversée, elle demeure pertinente pour décrire au moins un phénomène révolutionnaire dans l’histoire de la civilisation humaine : le rôle de la raison dans les logiques capitalistiques et bureaucratiques. Dans le cas des incubateurs au Maroc ou des fonds d’investissements imprudents de la silicon valley, c’est aussi au nom de la raison, que l’expertise en innovation est invoquée. Cette étiquette bien commode permet aux incubateurs de se positionner comme les héritiers de ce capitalisme capable de formaliser raisonnablement les rapports sociaux. L’efficacité est synonyme d’expertise et les experts en innovation sont donc des intermédiaires efficaces, aptes à organiser les rapports complexes entre bailleurs de fonds et startup. Au Maroc, cela semble avoir convaincu les décideurs publics en charge de la distribution des 500 millions de dirhams de la banque mondiale. Il est en effet raisonnable de confier la sélection des projets les plus innovants, aux experts en innovation, non ?!
Pourtant les acteurs des « écosystèmes de l’entreprenariats », adoubés au nom de la raison, portés par un managérialisme qui se veut rationnelle et bureaucratique sont paradoxalement les premiers à mener tranquillement une entreprise exactement inverse du désenchantement du monde qui les consacra, à savoir : réintroduire de la magie au cœur du capitalisme. En effet, car si la raison légitime les nouveaux experts de l’innovation, seule une forme de « pensée magique » permet en réalité de saisir pleinement les causes de la réussite puis de la faillite des experts de l’innovation dans les cas de fraude géante comme « theranos » aux USA ou de comprendre la main mise des experts en innovations sur l’écosystème entrepreneurial marocain en général et sur le programme « innov invest » en particulier.
Car si les experts en innovation se veulent des agents de la raison, il est aisé de voir que dans la pratique c’est en prêtre ou en gourou qu’ils agissent. En réalité, peu d’agents économiques n’ont autant émoussé le fil de la raison. Les Buzzwords tels que « disruptif » ou « growth hacking » ne renvoient-ils pas à un supposé savoir ésotérique propres aux initiés ? le « tout est possible », crédo des gourous-experts de l’innovation, n’est-il pas une forme d’affirmation des pouvoirs cachés de l’esprit ? Les nouvelles technologies ne servent-elles pas les tentatives des experts de l’innovation de ressusciter et d’incarner des espoirs primitifs de salvation ? Le refus par certains experts de l’innovation, des codes vestimentaires du capitalisme, n’est-ce pas une manière de porter secrètement une conception magique de l’entrepreneuriat ? Une conception qui arrange bien avant tout les autoproclamés experts en innovation…
L’esprit d’innovation, s’est révélé un puissant expédient pour adoucir la rudesse de la logique bureaucratique, euphémiser la froideur de l’organisation scientifique du travail, et atténuer l’austérité des lois du Marché. La bannière de la nouvelle « économie de l’innovation »est réellement rafraichissante et parfois même émancipatrice. Mais cette même bannière ne doit pas être prise en otage par des experts en innovations au risque de participer à décrédibiliser aux yeux des gens le concept même d’expertises. Car si la figure de l’expert en innovation ne va pas de soi, il faut garder à l’esprit qu’ils existent dans d’autres domaines, d’authentiques experts avec des connaissances réellement à l’avant-garde du savoir dans lequel ils sont spécialisés. Ils sont experts grâce à des compétences (généralement techniques) reconnues et célébrées par leurs pairs. Et même si, cette habitude d’abandonner le discours médiatique aux experts est particulièrement agaçante (des philosophes aussi respectés que Gilles Deleuze ou Pierre Bourdieu ont brillamment démontré le danger des experts en « généralité »), il reste que la figure de l’expert reste hélas un mal nécessaire, devant la prolifération des discours populistes encourageant un nihilisme anti-science stupide, visant à brouiller les lignes entres faits et opinions. Mais les experts en innovations sont probablement juste un mal stupide et superflu.