« Waaa Sat, you don’t need to be a genius to notice that measures such as boycotts are useless. Let’s face It, makisla7ou lwalou hnaya ». C’est par ce va-et-vient continuel entre notre langue maternelle et l’anglais que nous discutions encore lycéens, mes amis et moi. C’est toujours le cas. Ce sera toujours le cas. Et c’est le cas d’une bonne partie de la jeunesse urbaine du Royaume.
L’anglais, une langue qui s’impose… progressivement
Par la force des choses, l’anglais s’impose à petit feu dans le paysage linguistique marocain. La force des choses étant principalement le soft power américain : outre l’économique, le technologique et le militaire, l’hyperpuissance américaine puise aussi sa grandeur dans son rayonnement culturel.
Tels nos parents grandement marqués par le bouillonnement culturel et artistique égyptien de leur temps, notre génération, plus précisément ceux ayant eu la chance d’avoir les moyens permettant l’ouverture au monde, a été à son tour grandement marquée par l’influence culturelle américaine : Hollywood, podcasts (Joe Rogan…), Youtube, Netflix…
Peut se poser la question de l’impact d’une telle influence : certains crieront à la dépravation des jeunes, à l’altération de l’identité. D’autres souligneront l’enrichissement d’une telle ouverture.
Mais là n’est pas l’objet de la présente chronique. Cette question, ô combien complexe, ne saurait être réduite à un énième dialogue de sourds entre conservateurs et progressistes.
En tout état de cause, l’indéniable demeure dans les faits à notre disposition : l’usage croissant de l’anglais au Maroc, porté notamment par une jeunesse urbaine.
A cette observation s’ajoutent des écoles privées marocaines qui proposent maintenant un nombre d’heures d’enseignement également réparti entre l’anglais, le français et l’arabe classique.
Fait encore plus intéressant : les missions françaises, s’avisant de cette nouvelle dynamique linguistique, commencent à mettre l’anglais et le français sur un même pied d’égalité. Certaines d’entre elles n’hésitent plus à ajouter les termes « international school » à leurs dénominations, en dépit d’un ancrage historiquement et culturellement français.
Mais la décision faisant couler beaucoup d’encre par les temps qui courent, est celle actée par le ministre de l’Éducation : la généralisation de l’enseignement de l’anglais dans les collèges à partir de la rentrée 2023-2024.
Une décision triplement importante
- Juridiquement, elle puise sa légitimité de sources légales et constitutionnelles.
Légalement, elle découle de la loi-cadre 51-17 relative au système d’éducation, de
formation et de recherche scientifique. Constitutionnellement, elle vient en application
de l’article 5 de la Constitution, lequel prévoit que « L’Etat… veille à la maîtrise des
langues étrangères les plus utilisées dans le monde… » - Politiquement, cette décision est en phase avec la nouvelle dynamique de la politique
étrangère marocaine : la diversification des partenaires stratégiques du Maroc, prôné
dans le Discours de Riyad par SM le Roi Mohammed VI en 2016
La logique est simple : une diversification implique le renforcement des liens économiques, culturels et politiques avec de nouveaux partenaires, outres les partenaires traditionnels. Une telle initiative requiert naturellement la maîtrise de la langue permettant de se projeter vers de nouveaux horizons, au-delà de la francophonie. Il s’agit bien de l’anglais en tant que « lingua franca » du monde.
- Socialement, cette décision semble être globalement bien accueillie par la société
marocaine. Un enthousiasme compréhensible dans la mesure où la langue française
est un marqueur social au Maroc.
En effet, la qualité de l’enseignement du français croît avec les frais de scolarité. De ce fait, l’accroissement du couple qualité-frais altère considérablement « l’accès égal à une éducation moderne, accessible », faisant ainsi du français l’apanage d’une minorité : l’élite politique et économique.
Ainsi, à défaut de maîtriser la langue des élites, ils embrassent la langue de Shakespeare. A défaut d’un français parfait et dépourvu d’accent prononcé, ils font de l’anglais un moyen de résistance contre la marginalisation, contre l’exclusion.
Un paysage linguistique fragmenté
Intéressons-nous brièvement aux langues qui composent le paysage linguistique marocain.
Celles-ci peuvent être divisées en trois groupes :
1) Les langues officielles : l’arabe et l’amazigh ;
2) Les langues non officielles, mais communément pratiquées : la Darija et le français ;
3) L’anglais.
« Mais la Darija n’est pas une langue » me diriez-vous. « Les linguistes ne sont guère aussi catégoriques que vous » vous dirais-je. Ne pouvant ouvrir ce débat vers la fin de cette chronique, je tiens à préciser que la Darija sera ou ne sera pas une langue selon ce que vous considérez comme étant une langue.
Une question de définition donc et des implications en découlant. Enfin, pour un souci de présentation et de clarté, accordons à la Darija le « graal » linguistique : le statut de langue.
Revenons aux composantes du paysage linguistique marocain. De cette répartition surgirait un paradoxe intéressant : les langues ne disposant pas d’un statut officiel sont celles qui sont les plus pratiquées.
Etant donné que la Darija est la langue de la vie quotidienne, notre langue maternelle, soit la première forme d’expression linguistique au Maroc, il est indéniable qu’elle est la langue la plus pratiquée au Maroc.
En ce qui concerne la langue française, en dépit du statut officiel de la langue arabe, la langue de Molière demeure « la seule langue qui, dans ce paysage linguistique fragmenté, est parlée, lue et écrite »²
Bien que la Constitution ne la mentionne pas explicitement, la langue française est utilisée, dans les faits, dans le secteur économique formel de manière exclusive. Elle est également utilisée à l’oral et à l’écrit dans les médias et l’administration, aux côtés de l’arabe. Enfin, est la langue de l’enseignement des matières scientifiques du primaire au lycée, de la médecine, l’ingénierie, l’économie, le management…
Dès lors semble-t-il que les langues ne disposant pas d’un statut officiel sont celles qui sont les plus pratiquées.
Ce paradoxe s’ajoute ainsi à un paysage linguistique déjà fragmenté, dont le désordre appelle haut et fort à une intervention institutionnelle capable de faire émerger une cohérence linguistique. Une harmonie des langues. Une articulation de nos langues.
Pour une articulation créatrice de nos langues
Dans ce sens, le poète et écrivain Abdellatif Laâbi développe, dans « Maroc : La guerre des langues ? », la notion de « l’articulation créatrice de nos langues ».
Une telle articulation créatrice est, selon l’écrivain, intéressante en ce qu’elle constitue le moyen par lequel « nous pourrons accéder non seulement à une meilleure cohabitation des langues, mais à une véritable symbiose de toutes les composantes de notre culture, et donc de notre identité. »
Un travail essentiel et crucial pour dépasser les préjugés stupides qui règnent parmi nous : le français serait la langue de la modernité et l’arabe celle de l’archaïsme, ou encore la Darija serait une version vulgaire de l’arabe…
L’heure est bel et bien à l’articulation créatrice de nos langues. C’est ainsi que nous pourrons réellement profiter de cette diversité linguistique pour redécouvrir notre héritage tout en s’ouvrant à de nouveaux horizons.
L’articulation créatrice de nos langues est d’autant plus nécessaire que nous disposons déjà des moyens institutionnels pour mener à bien une telle entreprise : le Conseil national des langues et de la culture marocaine.