Le 14 septembre 2022, dans les rues de Beyrouth, assoupies par la crise régnante, une jeune femme arpente les allées de la capitale libanaise, un revolver au poing. Si son visage affiche la détermination menaçante de celle qui s’apprête à braquer une banque, l’architecte intérieure âgée de 28 ans n’est en réalité qu’une libanaise désespérée dans un pays qui semble se dissoudre dans la faillite et le désordre. Sali Hafez n’est pas sur le point de commettre un acte émanant de sa volonté, motivé seulement par l’appât du gain, elle est contrainte d’accomplir son dessein : car si elle va utiliser une arme de poing pour forcer la main de la Blom Bank, ce n’est pas pour dépouiller la banque mais bien pour récupérer son propre argent. Argent qu’elle souhaite utiliser pour aider à soigner sa petite sœur, Zeina, atteinte d’un cancer et nécessitant des soins dans l’immédiat.
Pourtant, ce hold-up, qualifié d’héroïque par l’essentiel des libanais, n’est ni le premier, ni le dernier d’une longue série de « braquages citoyens » qui illustrent la crise protéiforme que subit actuellement le Liban.
Autrefois apparenté à la “Suisse du Moyen-Orient”, le Liban voit chaque jour son économie péricliter davantage. Après la fin de la guerre civile libanaise, le pays connait un véritable essor économique avec une augmentation de 353% du PIB par Habitant dans les années 1990. C’était le fruit d’une libéralisation massive de l’économie pour laquelle optèrent les dirigeants du Liban. Ceux-ci prônent, en effet, une doctrine « néo-libérale », caractérisée par l’intervention minimale de l’État.
Cette libéralisation de l’économie au lendemain des conflits militaires a permis au PIB du Liban de décupler entre 1990 et 2008 et au PIB par habitant de culminer à à 19 500 $ USD en 2017.
Dès 2019, les premières fissures de l’économie libanaise commencent à se faire bien béantes : le nombre de libanais sous le seuil de pauvreté passe de 28 % à 55 % en mai 2020. En parallèle, en mars 2020, le gouvernement annonce être en cessation de paiement sur le remboursement de sa dette extérieure. Pour autant, en janvier 2021, le taux de pauvreté monte à 65 % et le taux d’inflation à près de 400 % entrainant le pays dans une spirale inflationniste incessante.
En 2022, le PIB du Liban venait de perdre 60% de sa valeur par rapport à 2020.
Aujourd’hui, les derniers chiffres parlent de 80% de la population sous le seuil de pauvreté. Les recettes publiques figurent parmi les plus faibles au monde, s’approchant à celles de pays comme la Somalie ou le Yémen.
Quels ont été les signes avant coureurs de cette crise extrême ?
2019 se place comme une année significative de la crise contemporaine au Liban. En effet, cette année est celle de la « révolution » libanaise contre la taxe « WhatsApp », celle où les premiers problèmes monétaires, à l’instar des crises de devises fortes, sont apparus. À ce titre, l’année précédente, la croissance du pays ne dépassait pas 0,2%. Mais surtout, en 2016, les dirigeants du pays avaient édifié une pyramide de Ponzi, dans le but de s’enrichir sur le dos des citoyens dont ils avaient la charge.
L’incroyable pyramide de Ponzi mise en place par les autorités libanaises
Si la chute de l’économie libanaise est aussi importante, c’est aussi parce qu’elle semble avoir été volontairement orchestrée par l’oligarchie dirigeante du pays. À cet égard, la Banque mondiale déclare même des soupçons de « dépression économique délibérée ». Selon Antonio Guterres, secrétaire générale de l’ONU, c’est une « sorte de pyramide de Ponzi qui est à blâmer », puisque le gouvernement libanais puisait directement dans les dépôts bancaires pour mener des dépenses publiques, généralement improductives. Cependant si, la perfusion des capitaux étrangers a fonctionné pendant un certain temps, la situation devient critique en 2016 lorsque la Banque centrale libanaise offre des taux d’intérêt élevés, pour inciter les banque commerciales à déposer chez elles des dollars. Cette démarche conduisit les banques commerciales à appâter en retour les consommateurs avec des taux de rendements également élevés. De telles incitations ont été à l’origine de gains considérables pour les déposants, les banques commerciales et le gouvernement, jusqu’à ce que les risques financiers inhérents à cette « pyramide de Ponzi » se manifestent : la Banque centrale a été incapable d’honorer ses promesses initiales. Ce système s’effondre ainsi naturellement sur lui-même.
En outre, l’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, a précipité l’effondrement économique du pays, qui figurait auparavant parmi les plus prospères du monde arabe. Néanmoins, le mardi 14 mars 2023, la livre libanaise a dépassé le cap symbolique des 100 000 points pour s’échanger à un dollar américain. Ainsi, la Banque mondiale avait indiqué que cet effondrement économique s’inscrivait parmi “l’un des 10, voire des 3 effondrements économiques les plus graves que le monde ait connus depuis les années 1850”.
L’inflation au Liban a aussi un caractère endémique puisqu’elle est liée à l’accroissement vertigineux de la dette publique, au lendemain de la guerre du Liban, qui conduit à une augmentation de la masse monétaire en circulation, accélérant l’inflation. C’est un véritable cercle vicieux dans la mesure où les dépenses publiques ont largement dépassé les recettes publiques, accroissant le déficit budgétaire et creusant encore la dette publique.
L’apparition de la crise du COVID-19 dès 2020 a aussi amoindri la production intrinsèque au pays, qui était déjà basse, ainsi que les importations dont bénéficiaient le Liban à hauteur de 80%. Ainsi, si l’offre de biens importés a diminué, leur prix, à l’inverse, s’est extrêmement accru du fait de leur situation de pénurie, provoquant alors une baisse progressive du pouvoir d’achat des citoyens libanais.
Ce n’est plus une crise que traverse le Liban, c’est un cataclysme. La flambée des prix a embrasé les moyens financiers du peuple et est à l’origine d’une myriade de déclassements sociaux vertigineux. En dépit de leurs professions, de plus en plus d’individus deviennent sans-abris : la crise les a dépouillé de la majeure partie de leurs possessions voire de leur habitat.
On imagine que la paupérisation qui gagne la société libanaise favorise malheureusement l’insécurité ce qui ne peut que mettre à mal l’un des principaux secteurs du pays : son activité tertiaire. En parallèle, les services publics, à l’instar de l’éducation et de la santé, sont de moins en moins accessibles aux classes moyennes et inférieures, donnant naissance à une indéniable situation d’injustice sociale. En effet, la richesse se concentre peu à peu entre les mains d’une élite restreinte alors que la majorité de la population assiste, impuissante, à la détérioration de ses conditions de vie tandis que cette même oligarchie continue de prospérer.
À cet égard, les citoyens du pays du Cèdre conspuent ardemment leur gouvernement, terni par la corruption et l’évasion fiscale. L’écrivain franco-libanais Charif Majdalani déclarait que : “la classe politique est une oligarchie de voyous qui ne fait rien.”. L’affaire des « Pandora Papers » met aussi en exergue l’évasion fiscale de personnalités célèbres qui expatrient leurs revenus à l’étranger pour échapper à la fiscalité nationale. C’est le cas notamment de Najib Mikati, actuel premier ministre du Liban. Si l’oligarque s’en sort peu ou prou impuni vis-à-vis des normes juridiques, ce dévoilement, à l’échelle publique, a grandement exacerbé les tensions, d’autant que cette enquête a révélé qu’en 2021, le Liban était le premier pays au monde à détenir autant de sociétés enregistrées au sein de paradis fiscaux, alors même que la crise était à son paroxysme.
Face à l’hémorragie sociale, économique et politique, dont souffre le Liban, la population active décide de fuir vers l’international. Cet exode massif s’inscrit comme la troisième plus grande vague d’émigration dans l’histoire moderne du pays. Mués d’un prurit de changements, d’espoirs d’ascension sociale, étudiants et jeunes salariés aspirent à s’extirper de la misère en s’expatriant ailleurs. La jeunesse est, en effet, minée par le marasme économique, qui ne peut pourtant que s’accentuer au devant de cette “fuite des cerveaux” de la population active, supposée être la clé de voûte de la recomposition de l’État.
Ainsi, Beyrouth assiste impuissante à l’éboulement incessant de ses pierres angulaires, nulles autres que les travailleurs et étudiants libanais.
À ce titre, pouvons-nous nous demander :
Le pays du Cèdre renaîtra-t-il de sitôt de ses cendres ?