L’actualité est dominée depuis un moment par l’inefficacité des lois de la concurrence à prévenir l’emballement inflationniste actuel. Pour beaucoup d’observateurs, on doit une partie de l’inflation actuelle au manque d’efficacité des lois sur les situations de monopole ou d’entente illégale qui permettent aux entreprises d’augmenter leurs marges bien plus rapidement que leurs coûts. C’est la « greedinflation », soit l’inflation soutenue par l’avidité des opérateurs économiques qui abusent des marchés dysfonctionnels où la compétition fait défaut .
C’est une histoire maintenant emblématique de la crise actuelle : les entreprises qui étaient dans une position dominante ont choisis de profiter de l’incertitude ambiante pour augmenter leurs marges au détriment du bien commun et des principes de concurrence. Quand on se rappelle des profits record (21 milliards de dollars) engrangés par l’entreprise française CMA-CGM en 2022 et que l’on pense à l’impact systémique du transport maritime sur les chaînes de valeurs mondiale, on ne peut que rester songeur devant le rôle de certaines grandes entreprises dans l’entretien de l’inflation actuelle.
Ingrates, les mêmes entreprises (on parle bien des TRES grande entreprises internationales) qui furent revigorées par les aides publiques spéciales Covid-19, ont choisi de tordre la « main invisible » de la concurrence pour profiter du contexte inflationniste et augmenter leurs marges participant ainsi à alimenter une inflation historique.
Il est difficile de délimiter la part de cette énième défaillance des Marchés à s’autoréguler, de la part des dérèglements « exogènes » imputés à la pandémie ou la guerre entre la Russie-Ukraine dans l’émergence de l’inflation actuelle. Il est aussi difficile de s’immiscer dans ce débat très difficile de ce que devrait être la solution à la crise inflationniste. Augmentation des salaires ou pas ? Augmentation des taux ? Retour des subventions ? politiques de redistribution ? de contrôle des prix ?
Il est par contre plus facile de rechercher d’autres situations où des opérateurs économiques indélicats abusent (ou risquent de le faire) de leur position dominante dans un Marché dysfonctionnel pour venir compliquer la vie des consommateurs. Si le débat actuel concerne principalement le rôle des superprofiteurs ou spéculateurs dans l’emballement de l’inflation des prix, il se pourrait bien que ce soit finalement la concentration économique et les monopoles qui aient aggravé cette inflation. Car il ne faut pas oublier qu’il n’y a pas que l’inflation qui exerce une pression à la hausse sur les prix. La structure des Marchés, notamment leur degré de concentration et l’état de la compétition, influent grandement sur l’allocation de ressources et finalement sur les prix. Dans ce sens, voici le cas de trois Marchés dont les défaillances structurelles ne peuvent que conduire à une allocation des ressources préjudiciable aux consommateurs.
Le secteur du tourisme : cas de l’aménagement des territoires du domaine public
Vous avez déjà remarqué que les prix des établissements touristiques marocains sont parfois affreusement chers comparé à d’autres pays pourtant beaucoup plus riches que le Maroc ? Cette situation est la conséquence directe d’un décalage entre une Demande tout simplement supérieure à l’Offre existante. Ce décalage- qui s’explique par la pauvreté de l’Offre- provient quant à lui principalement de la difficulté des investisseurs potentielles à accéder légalement aux fonciers le plus intéressant pour les projets touristiques mais qui se trouve généralement -dans les meilleurs des cas- aux mains de l’Etat ( généralement soit du ressort du Domaine Public, soit celui des eaux forêt), quand il n’est pas occupé illégalement.
C’est donc un cas classique de barrières à l’entrée réglementaire qui fausse un marché important autant pour le bien commun que pour les individus. Plus précisément, c’est une loi qui date de 1918 qui semble poser problème. Le média « fnh.ma » incriminait déjà en 2021 une législation caduque accusée d’entraver le développement touristique du Maroc en rappelant que « les offres existantes au Maroc sont faibles et mal organisées comparé à d’autre pays dont les « … façades maritimes sont très animées et dotées d’équipements touristiques ou d’activités de pointe comme la Costa del Sol en Espagne ou la Côte d’Azur en France ». La nouvelle loi censée corriger cette situation est encore sous la forme d’avant-projet de loi et ce depuis 2021.
Quant à la très vieille Loi de l’Offre et la Demande, elle favorise pour l’instant les entreprises touristiques qui ont réussi à dépasser les contraintes réglementaires liées à l’accès au foncier de l’Etat marocain. Au détriment du touriste lambda.
Cas du « Marché » des avocats
L’apparition du fils de Abdellatif Ouahbi, ministre de la Justice dans la liste des admis aux examens du barreau a fait beaucoup de bruit : Des analyses journalistiques intéressantes sont rapidement apparues avec leurs lots de questions très pertinentes. Des recalés de l’examen ont expliqué leur frustration face à l’injustice qu’ils ont ressentie. Des internautes se sont déchaînés dans les espaces réservés aux commentaires pour manifester leur colère, leur désarroi et leur méfiance envers un gouvernement dont la liste des scandales ne cesse de s’agrandir.
Mais ce capharnaüm d’accusations et de colères a peut-être réussi à voiler une donnée importante. Celle qui concerne en théorie tous les citoyens (et pas seulement les recalés de l’examen du barreau): le nombre de « places » prévues par le concours d’avocat rapporté aux nombre d’avocats au Maroc !
Car les chiffres sont là et ils sont aussi dérangeants qu’éloquents : le Maroc, pays de 37 millions d’habitants, compte 16000 avocats soit presque autant que le….Québec, une province canadienne de 8.4 millions habitants seulement !
La France compte 104 avocats pour 100 000 habitants. Le Canada compte 207 avocats pour 100 000 habitants. L’Algérie compte environ 63 avocats pour 100 000 habitants . Le Maroc compte 43 avocats pour 100 000 habitants. La Belgique, pays de 11 millions d’habitants compte 18 000 avocats soit 2000 de plus que le Maroc, pays de 37 millions d’habitants, qui n’abrite que 16000 avocats.
Pas besoin d’être un économiste ayant fait sa thèse sur la loi de l’Offre et de la Demande pour comprendre qu’une telle situation fait le bonheur des avocats marocains au détriment du citoyens/justiciable lambda. La profession semble en tout cas bien consciente de cette situation et fait du lobbying pour…diminuer le nombre d’avocats ! En effet, dans cet article de « médias24 » on retrouve que des avocats inquiets de la capacité de la profession à accueillir de nouvelles recrues, veulent, non pas plus, mais moins d’admis à l’examen d’avocats !
Bien sûr, le droit n’est pas une marchandise « normal ». Mais la libéralisation des honoraires des avocats impose de regarder de plus près la structure de l’Offre de ce Marché finalement régi lui aussi par la loi de l’Offre de la Demande. Et pour l’instant la loi de ce Marché est très favorable aux avocats (dont le nombre est très faible comparé à d’autre pays) au détriment des finances des justiciables !
L’augmentation du nombre d’admis à l’examen d’avocat devrait être une préoccupation de ceux qui se soucient du bien commun. La rareté des avocats au Maroc n’est une bonne nouvelle ni pour les justiciables lambdas, ni pour les avocats eux-mêmes qui retrouvent privés des effets vertueux de la compétition, seule variable à favoriser le talent face à la médiocrité.
Les plateformes de transports numériques : le cas Uber, Glovo, Jumia and co, Yassir
Les plateformes de transports qui organisent les transactions de pair à pair bénéficient encore de la sympathie du public. Elles facilitent après tout grandement la vie de leurs utilisateurs et constituent une alternative fluide et ergonomique aux acteurs traditionnels du secteur (Taxis notamment). Pourtant ces plateformes sont probablement l’avatar le plus abouti des défaillances du capitalisme. Pour l’instant, on reproche principalement à ces plateformes d’intermédiations de précariser en masse leurs travailleurs qu’ils ne qualifient « d’indépendants » que pour s’émanciper de toute responsabilité sociale à leurs égards. Mais il y a quelque chose de bien dérangeant au cœur de leur business modèle : la nécessité de s’ériger en monopole pour fonctionner correctement. En effet, ces entreprises doivent impérativement capitaliser sur ce qu’on appelle des effets de réseaux.
Pour comprendre pourquoi ces entreprises ont vocation à s’ériger en puissant monopole, il faut d’abord comprendre ce que sont les effets de réseaux et leurs importances pour ce type de plateforme.
Les effets de réseaux sont une caractéristique d’un type de biens particulier dont la valeur augmente avec l’augmentation du nombre de clients ou d’utilisateurs du bien en question. Le téléphone est un cas célèbre de ce type de bien, car un téléphone n’a de valeur que si un maximum de personne en dispose aussi (si vous êtes le seul à posséder un téléphone, ça vous fait une belle jambe !). Dans le cas des plateformes numériques de type Glovo ou Jumia, ces effets de réseaux s’amplifient lorsque ces plateformes augmentent harmonieusement le nombre des services tiers qu’elles référencent et le nombre des consommateurs qui utilisent la plateforme.
Le problème, c’est qu’il est maintenant prouvé que les effets de réseaux débouchent presque toujours sur la création de monopole. A l’image des entreprises de téléphonie mobile qui ont besoin d’être en situation monopolistique pour fonctionner et rentabiliser ainsi leurs opérations (Jeter un coup d’œil à l’histoire de l’entreprise Bell, le monopole le plus célèbre de l’histoire si vous n’êtes toujours pas convaincu), ces plateformes ont vocation à devenir des monopoles pour rentabiliser les années passés à fonctionner en creusant de gigantesques déficits dans le seul but de consolider de confortable situation monopolistique.
C’est d’ailleurs pour cette raison que les plateformes de type Uber préfèrent d’ailleurs opérer à perte en investissant massivement en publicité et en marketing plutôt que de dégager des profits. Cette stratégie délibérée consiste à considérer que les effets de réseaux sont bien plus importants que les profits. Bien sûr, une fois que ces plateformes auront atteint la masse critique leur garantissant la situation monopolistique dont elles ont besoin, elles ne manqueront pas de l’exploiter avec la cupidité qui caractérise finalement toutes entreprises commerciales.
En théorie, les méfaits de ces plateformes ne sont pas une fatalité. Ces plateformes pourraient par exemple être organisées en coopérative ou en association, qui sont des organisations dont la maximisation des profits n’est pas le seul horizon, ce qui pourrait venir atténuer grandement les vicissitudes sociales de ces plateformes d’intermédiation numérique. Il manque juste le courage et la volonté politique pour porter une telle réforme et implémenter sérieusement la piste coopérative que la littérature académique promeut depuis bien longtemps.
L’histoire montre que l’autorégulation du Marché se fait trop souvent en faveur de l’Offre et au détriment du consommateur. La faute aux phénomènes concentrationnistes et aux défaillances de la « main invisible » d’Adam Smith à faire jouer la concurrence. Que ce soit à cause de barrières réglementaires caduques, d’un lobbying tribal ou des caractéristiques intrinsèques d’un Marché (ex : effets de réseaux et cas des plateformes numériques), la compétition entre opérateurs faillit encore trop souvent à protéger le consommateur.