L’air du temps considère que les maladies psychiatriques trouvent leurs origines dans des déséquilibres chimiques qui peuvent toucher tous les êtres vivants. Cette conception, très populaire chez le grand public est souvent mise en avant pour atténuer la stigmatisation qui empoisonne la vie des patients accablés par des maladies psychiques. Pourtant, et même quand elle est de bonne foi, la croyance que les maladies psychiques ont une racine biologique se révèle bien souvent préjudiciable aux premiers concernés : les malades.
Cette conception des troubles psychiques concerne maintenant principalement la dépression dont la perception comme maladie biologique est associée à un pronostic défavorable. La labellisation de la dépression comme un dysfonctionnement biologique serait nuisible aux malades, car si elle permet aux malades d’échapper à la culpabilité en blâmant uniquement des facteurs biologiques sur lesquelles « ils ne peuvent rien », elle ouvre aussi la porte à une autre croyance dont les effets sur le pronostic sont aussi insidieux que graves : la croyance d’avoir « un problème au cerveau ». Selon plusieurs études, le pessimisme induit par une telle croyance pourrait entrainer le patient vers des prophéties autoréalisatrices qui amènent souvent le malade déprimé à croire qu’il diffère biologiquement du reste de la population, ce qui contribue à assombrir fortement les pronostics de la dépression.
La réduction des maladies psychiques à des phénomènes biologiques, bien que largement répandus, est très contestable scientifiquement et probablement nocive socialement. Aujourd’hui ce réductionnisme est néfaste, car il vient « seulement » compliquer les diagnostics de dépression et assombrir les pronostics en promouvant un pessimisme thérapeutique malsain. « Seulement » parce que, le siècle passé, cette croyance a entrainé les psychiatres à commettre, au nom de la science, un carnage aussi effroyable qu’évitable. Elle a conduit des médecins psychiatres à éviscérer en masse des organes. À utiliser des substances chimiques pour induire des comas occasionnant des lésions profondes et irréversibles au cerveau de leurs patients. À sectionner massivement la partie frontale du cerveau de leurs patients, en leur perçant les crânes ou en introduisant des « pics à glace » directement dans le globe oculaire. Ou encore à leur appliquer directement dans le cerveau un courant électrique pouvant atteindre les 450 volts, entrainant des convulsions épileptiques suffisamment violentes pour briser les os de la colonne vertébrale des malades sous leur garde. Durant un siècle, les femmes furent dans l’écrasante majorité des cas, les principales « bénéficiaires » de ces traitements de choc visant à corriger la biologie du cerveau dans le but de guérir des pathologies de l’esprit.
Toutes ces interventions pour le moins cavalières furent célébrées par une majorité de psychiatres comme un triomphe de la science. Il suffisait de corriger les dysfonctionnements biologiques derrière les maladies psychiques pour les guérir, pensaient-ils en chœur. Après tout, c’est une démarche similaire qui a conduit aux plus honorables découvertes de la médecine. Pourquoi les troubles psychiques dérogeraient à la règle ? Cette conception a priori innocente et perspicace n’a pas manqué de laisser à la postérité, des pages parmi les plus macabres de l’histoire de la science.
Les troubles psychiques ont-ils des origines biologiques ? Dés le 19e siècle, non seulement les scientifiques affirmaient catégoriquement que oui, ils ajoutaient même que ces troubles étaient héréditaires. Ils en conclurent que l’internement de masse et la stérilisation forcée des fous et autres marginaux étaient la seule solution aux maladies mentales.
L’Eugénisme, l’hérédité et la biologie
Dans son Traité des dégénérescences paru en 1857, le Dr. Morel défend l’idée que les troubles psychiatriques sont des « déviations morbides de l’humain primitive » et qu’il faut absolument protéger la société de ces humanoïdes en les empêchant de se reproduire. La mise en application de ces idées précipitera directement à l’Eugénisme du 20e siècle qui a amené les États occidentaux à stériliser en masse une partie de leurs populations jugées trop dégénérées pour se reproduire. Quant à ces désordres biologiques à l’origine des troubles psychiques, il était commun de croire qu’ils trouvaient leurs origines dans le vice et l’immoralité. Les maladies psychiques étaient donc le résultat de dysfonctions biologiques, eux même la conséquence de comportements immoraux et d’une hérédité douteuse. Il en découlait que la seule recommandation savante que pouvaient formuler les psychiatries (ou leurs ancêtres les aliénistes) aux autorités c’était de construire des asiles pour protéger la société des malades mentaux tout en les empêchant de se reproduire, car même si on pensait que les désordres biologiques incriminés sont causés par le vice et les mauvaises habitudes, ils pouvaient néanmoins se transmettre aux descendants, affirmaient la grande majorité des scientifiques du 19e siècle. Cette conception était partagée par les plus grands scientifiques (Darwin y adhérait par exemple) et rassemblait par delà les clivages Gauche-Droite.
Ces idées finirent par déboucher sur les politiques eugénistes du 20e siècle qui culminèrent lorsqu’ils rencontrèrent le zèle exterminateur du régime nazi qui exécuta un nombre effroyable de malades mentales sous les applaudissements de la majorité de la communauté des médecins-psychiatres allemands. Mais les horreurs eugéniste ne concernent pas que l’Allemagne nazie. La plupart des pays occidentaux déployèrent des politiques de stérilisations de masse des fous et autres marginaux. La suède ne cessa par exemple la stérilisation en asile psychiatrique que dans les années 1970.
Cette conception réduisant les troubles psychiatriques à des désordres biologiques héréditaires conduisit directement la communauté de psychiatres/aliénistes du 19 siècles à embrasser un étrange nihilisme thérapeutique. Car voyez-vous, pour eux, chercher à guérir un patient était non seulement impossible, mais aussi contreproductif et nuisible. Un malade mental qui guérit pouvait rejoindre la communauté et se reproduire, participant ainsi au nivellement vers le bas de la société. Beaucoup d’esprits scientifiques bien intentionnés s’accordaient donc tous sur ce point : il ne fallait pas chercher à soigner les patients, mais simplement à les interner tout en veillant à ne pas les laisser se reproduire voila ce qui devait déterminer les politiques de santé en matière de troubles mentaux.
L’alliance de la psychiatrie et la neurologie
Mais au vingtième siècle, les médecins psychiatres se firent de plus en plus audacieux. Enhardis par le développement de la biologie et des sciences en général, les psychiatres se mirent de plus en plus à rechercher des traitements visant la guérison et pas seulement la gestion des maladies mentales. C’est donc une mini-révolution que proposait le courageux Dr.Henry Cotton qui à la question « Les troubles psychiques sont-ils biologiques ? » va répondre oui. Plus précisément, oui, et ce sont les infections qui causent les troubles psychiatriques.
Le Dr.Cotton (1876 – 1933) a été formé par Alain Meyer lui-même, qui n’est autre que le psychiatre le plus respecté des États-Unis de l’époque. Il était aussi diplômé de la prestigieuse John Hopkins University. Grâce à son statut de protégé d’Alain Meyer, il est propulsé à 30 ans seulement Directeur de l’un des plus grands asiles américains. Et comme les psychiatres de son époque, il militait pour que les psychiatres ne soient plus considérés seulement comme de simples geôliers d’asile, mais comme des médecins « normaux », capables de proposer eux aussi des remèdes vraiment efficaces.
Dr.Cotton était animé par une conviction très forte : toutes les maladies mentales avaient une origine infectieuse. Pour lui guérir une maladie psychique, passer nécessairement par une opération chirurgicale visant à supprimer l’infection des organes touchés. Ainsi, par la force et sans le consentement de nombres de ces patients ou de leurs familles, il mutila des milliers de malades en leur arrachant leurs dents, leurs estomacs, leurs colons, leurs rates ou leurs cervix, leurs ovaires ou leurs testicules. Le taux de mortalité de ses interventions avoisinait les 44%.
Une chercheuse du nom de Phyllis Greenacre a tenté de dénoncer les interventions de Cotton, mais les résultats de ses investigations sur le sujet furent enterrés par l’establishment de la psychiatrie de l’époque. Un autre chercheur du nom de Nicholas Kopeloff se montra aussi très critique du Dr.Cotton et démontra à l’aide d’une expérience contrôlée que les pratiques de cotton étaient aussi abominables qu’inutiles. Mais le Dr.Cotton balaya ces conclusions qu’il jugea comme non pertinente, car Kopeloff n’était « qu’un » simple PHD ne disposant même pas d’un diplôme de médecin.
Pour le Dr.Cotton, un patient qui ne guérit pas et un patient qui a encore des bactéries cachées et disséminées quelque part dans le corps. Des bactéries qu’il est impératif de repérer et d’éliminer chirurgicalement pour espérer la rémission des dépressifs, schizophrène et autres psychotiques qui ont eu le malheur de tomber entre ces mains. Andrew Scull, rapporte dans « Desperate Remedies » qu’une patiente admise pour dépression et anxiété, a dû subir à la clinique du Dr.Cotton des opérations visant l’ablation de la thyroïde, du Côlon, des ovaires, du cervix, de ses tubes utérins, de toutes ses dents et enfin d’un ulcère de l’estomac avant qu’elle ne soit déclarée en rémission et déchargée de la clinique. Si l’immense majorité des patients des hôpitaux psychiatriques étaient des hommes. La très grande majorité des victimes des opérations du Dr.Cotton étaient des femmes. À sa mort, le carnage laissé par sa conception monocausale des maladies mentales ne dérangea guère la communauté de psychiatres et les médias lui rendirent même des hommages appuyés. Le « Trenton Evening Times » déplora la disparition d’un « pionnier, dont les influences humanitaires qui le caractérise continueront de s’exercer grâce à leurs proportions monumentales ». Le « Newyorktimes » le célébra comme l’un des psychiatres les plus progressistes du pays.
Si le Dr.Cotton eut autant de succès, c’est que la croyance selon laquelle les maladies psychiques avaient des ressorts biologiques était déjà fermement ancrée dans l’imaginaire collectif, et ce depuis le début du 19e siècle déjà. Et cette croyance allait continuer à se renforcer pour donner naissance à des thérapies particulièrement audacieuses comme la Maliariathérapie, les overdoses d’insuline induisant des comas, l’électricité directement dans le crâne ou encore l’ablation chirurgicale de la partie frontale du cerveau : la lobotomie.
Le début du 20e siècle ressemblait à une sorte d’âge d’or de la psychiatrie. On se mit soudain à célébrer des figures comme Cotton qui dans leur recherche du remède idéal, n’avait pas peur d’amener leurs patients aux frontières de la mort. Cet élan s’explique par le fait que les psychiatres, du début du vingtième siècle étaient déterminées (et désespérés !) à incarner de manière décomplexée la figure du médecin qui guérit, pour s’éloigner de leur réputation de gardien de prison en blouse blanche. Et la malaria thérapie allait définitivement les consacrer comme des médecins à part entière. La syphilis, une maladie sexuellement transmissible, faisait des ravages en ce début du vingtième siècle. Si ces manifestations initiales étaient bénignes, la maladie finissait trop souvent par évoluer en provoquant des atteintes neurologiques entrainant des symptômes psychotiques et physiques fatals. Les patients atteints de syphilis au stade final encombraient en masse les asiles et constituaient un problème de santé publique de premier plan dans les pays occidentaux. C’est ainsi que le psychiatre Wagner-jauregg provoqua beaucoup d’enthousiasme lorsqu’il affirma au monde avoir réussi à guérir cette forme de syphilis particulièrement redoutée. Et son remède était simple : il suffisait d’inoculer la malaria aux patients atteints de syphilis pour les guérir.
Une révolution : La malaria-thérapie
Pour avoir songé à exploiter la fièvre extrême induite par la malaria afin de guérir la syphilis, le Dr Wagner-Jauregg devint le premier psychiatre à recevoir un nobel de médecine en 1927. Et si l’inoculation de la Malaria aux victimes de la syphilis provoquait des symptômes violents ressemblant à une expérience de mort imminente pour le patient, la fièvre spectaculaire induite par la malaria conduisait en théorie à la mort de la bactérie de la syphilis, évitant ainsi aux malades une mort certaine. Il est difficile de se prononcer aujourd’hui sur l’efficacité réelle de cette méthode, car elle devint rapidement caduque après la découverte de la pénicilline qui se révéla extrêmement efficace pour venir à bout de la bactérie à l’origine de la syphilis. Dans tout les cas, avec Cotton et Wagner-Jauregg les défenseurs d’une « biologisation » de la psychiatrie venait de démontrer au monde qu’on pouvait guérir la « folie ». Ces découvertes allaient conférer un élan nouveau à la discipline qui en profita pour conduire une véritable orgie d’expérimentation, toutes enracinée solidement dans la croyance en une origine biologique des maladies psychiques.
En plus des ravages de la syphilis tertiaire, ce début de siècle était aussi marqué par un ensemble de troubles psychiques liés à la violence de la Première Guerre mondiale. Les soldats touchés exhibaient un éventail de symptômes psychiatriques que les États-Majors n’appréciaient guère et eurent vite fait de considérer comme de la simulation dans le but de se soustraire aux combats. Les neurologues et autres neuropsychiatres militaires développèrent alors un moyen visant à guérir les soldats les plus impactés par les horreurs de la guerre. C’est la naissance du « torpillage électrique » qui consistait à administrer un choc électrique aux soldats muets jusqu’à ce qu’ils parlent. Pour les soldats paralysés, les neuropsychiatres de l’armée s’occupaient de leur faire gouter les joies de l’électricité jusqu’à ce qu’ils se décident à sortir de leur impotence. Pour les psychiatres de l’armée les soldats victimes « d’obusite » ou de « shell sock » souffraient d’un problème de volonté et l’électricité était la solution. L’armée venait d’inaugurer l’utilisation massive d’électricité pour soigner les troubles psychiatriques. Cette utilisation est toujours d’actualité pour traiter des formes graves de la dépression même si (heureusement) les modalités de son application ont beaucoup changé.
Après la fin de la guerre, l’électricité va être mobilisée de nouveau lorsqu’en 1930, les psychiatres se mirent à croire fermement que l’épilepsie et la schizophrénie étaient des antagonismes et qu’on ne pouvait pas les rencontrer chez un même patient. Ils s’accordaient tous pour observer que les patients ne souffraient jamais d’épilepsie et de schizophrénie en même temps. Ils eurent alors très vite l’idée de provoquer des crises d’épilepsie avec des produits chimiques puis avec de l’électricité pour soigner la schizophrénie. Cette conception de l’épilepsie comme une « anti-schizophrénie » était archifausse, ce qui ne l’empêcha pas de mener au développement de l’Electro-Convulso-thérapie qui sera massivement utilisé par les psychiatres pour traiter tous les types de troubles psychiatres, allant de la dépression à la schizophrénie. L’ECT n’était pas à l’époque un traitement léger. Elle pouvait briser les os des patients et les plonger dans des amnésies terribles. Il existe même un faisceau d’indices indiquant que cette procédure était utilisée énormément à des fins de thérapie «disciplinaire» pour calmer les plus agités des patients des asiles.
Les joies de l’électricité
Mais à ses débuts, L’ECT était une méthode controversée. Le spectre de la chaise électrique était dans tous les esprits. Ce qui rendait difficile l’acceptation de l’utilisation d’un courant électrique pouvant atteindre les 450 Volts comme remède à la schizophrénie. Les psychanalystes, des héritiers de Freud qui ne prenaient pas au sérieux la thèse d’une origine biologique des maladies mentales, condamnèrent fortement son utilisation. Pour eux, c’était dans les méandres de l’inconscient, de la mémoire et de l’esprit qu’il fallait chercher pour guérir les maladies psychiques. Et ces derniers étaient des opposants très influents à l’ECT parce qu’avant les années 1950, les psychanalystes étaient plus riche, plus respectés (grâce à Hollywood) et plus écoutés que leurs collègues neuropsychiatres adeptes des remèdes biologiques et chirurgicaux aux maux de l’esprit. Mais la domination des disciples de Freud sera de courte durée, car les psychanalystes avaient la fâcheuse tendance à se détester cordialement amenant leur profession à s’effondrer sur elle-même sous le poids des égos et des multiples courants/clans qui l’animaient. Les contestations du camp de Freud se révélèrent finalement inutiles et L’ECT devint alors pendant un peu plus de deux décennies la méthode préférée des psychiatres pour traiter presque tous les types de pathologie pouvant affecter la santé mentale.
Son utilisation fut massive peu de temps après sa découverte vers la fin des années 1930, jusqu’aux années 1960, lorsque des voix provenant du monde de la culture et de la littérature commencèrent à dénoncer la pratique en l’associant à un acte de coercition incarnant le contrôle social. L’utilisation massive de l’ECT ne survivra pas au film Vol Au dessus d’un nid de coucou ainsi qu’à la dénonciation de l’écrivain Ernest Hemingway qui accusa dans une lettre précédent son suicide, les médecins de la Mayo Clinic d’avoir ruiné sa vie en le privant de sa mémoire. Depuis, son utilisation est devenue de plus en plus rare et encadrée surtout après la découverte des premiers médicaments psychotropes.
La lobotomie
En parallèle du développement de l’électrothérapie, au début des années 1930, un remède très particulier venait d’être mis au point par un neurologue (et homme politique…) portugais. Il consistait en l’ablation chirurgicale de la partie frontale du cerveau : la lobotomie. Convaincu que ce n’est « qu’en adoptant une orientation organique que la psychiatrie pouvait réaliser de vrais progrès », le neurologue Meniz proposa d’abord de faire des trous dans le crâne de ses patients pour y injecter de l’alcool directement dans le cerveau. Il se décida après d’affiner sa technique en utilisant à la place de l’alcool, un instrument qu’il appelait « leucotome » dont il usa pour écraser « la matière blanche » du cerveau de ses patients. Cette procédure qu’il développa et présenta longuement dans son article « tentatives opératoires dans le traitement de certaines psychoses » lui valut un prix Nobel en 1949.
Pour justifier cette procédure, le Dr.Moniz expliquait que les psychotiques ou les dépressifs « étouffaient souvent sous un petit nombre de pensées qui dominaient toutes les autres…la rumination de ces pensées toxiques encore et encore rendait le cerveau malade….Cette explication anatomo-pathologique suggère donc que la solution à un grand nombre de maladies mentales réside dans la section des fibres abritant les neurones malades ».
Aux États-Unis, un neurologue va accueillir les découvertes du Dr.Moniz avec beaucoup d’enthousiasme. Il s’appelait Walter Freeman et il devint rapidement l’un des plus fervents défenseurs de la lobotomie. En 1936, il opère avec l’aide de son partenaire, le neurochirurgien Watts, sa première patiente qui n’avait jamais été hospitalisée/internée et qui leur fut confiée par son mari qui s’inquiétait sérieusement des tendances suicidaires et de la dépression qui accablaient sa femme. Freeman écrivit plus tard à propos de sa première patiente qu’elle « était passée maitre dans l’art d’être désagréable et qu’à cause d’elle son mari menait une vie de chien ». En anglais, la langue originale de Water Freeman ça donnait “the patient ,was a past master at bitching and really led her husband a dog’s life.”
Le sociologue Andrew Scull rapporte que la communauté médicale s’inquiétait énormément au début de l’introduction d’une technique chirurgicale aussi radicale reposant sur des concepts théoriques très fragiles et hautement spéculatifs. Mais Freeman n’avait pas vraiment besoin du soutien du corps médical tant qu’il disposait de celui des médias. Ses relations avec des journalistes lui permirent de sécuriser une couverture favorable à la lobotomie. Le new york times par exemple cita un neurochirurgien qui qualifiait la lobotomie de « brillant exemple de courage thérapeutique ». Le Washington Evening Star expliquait au public que la lobotomie « démontrait que des mécanismes physiques du cerveau qui dysfonctionnent sont aussi sensibles au couteau du chirurgien qu’un appendice enflammé ou des amygdales malades ». Après quelques moments d’hésitations, les universités les plus prestigieuses (harvard, yale,…etc) épouseront la nouvelle procédure, participant à en faire la nouvelle star de la psychiatrie au côté de l’Electro-convulsivothérapie et de l’insulinothérapie.
Un jour, Freeman se fit poursuivre en justice par une femme qu’il laissa avec des os brisés à cause d’une séance d’Electro-convulso-thérapie qui s’est mal passée. Il écrivit plus tard qu’il regretta de ne pas avoir lobotomisé cette dame, car « jusqu’ici jamais un patient que j’ai lobotomisé ne m’a collé de procès ».
Walter Freeman deviendra incontestablement le champion du monde de la lobotomie. On l’appelait le Henry Ford de la lobotomie et il était incontestablement le plus zélé des défenseurs de cette procédure. À bord d’une camionnette qu’il baptisa La Lobotomobile, il sillonnait les États-Unis pour mutiler des cerveaux et enseigner une technique qu’il avait développée : l’utilisation d’un « pic de glace » introduit directement dans le globe oculaire pour accéder et écraser le cerveau sans avoir à percer le crâne. Durant son road-trip de la lobotomie, il raconte qu’un jour, il aurait lobotomisé 25 femmes en une seule journée. L’âge n’était pas une barrière pour se voir sectionner le lobe frontal du cerveau. Il est même arrivé à Freeman d’opérer des enfants âgés de 4 ans. Les critiques de la lobotomie ne manquaient pas. Nowa Lewis, Professeur de psychiatrie à l’université de columbia écrivait à son propos « ….les patients lobotomisés deviennent de simple esprit comme si ils avaient reçu un coup sur la tête…le nombre de zombies que ces opérations génèrent est dérangeant et je pense que les lobotomies produisent bien plus d’invalides qu’ils ne guérissent….ces opérations doivent cesser avant qu’on ne mutile une partie trop large de la population ».
Mais le prix Nobel accordé à Moniz pour sa découverte de la lobotomie allait faire taire les critiques et sa technique allait s’imposer jusque dans les années 1980 comme un remède à un vaste spectre de maladie mentale.
Des centaines de milliers de personnes furent lobotomisées à travers le monde. Et comme avec les explorations du Dr.Cotton, les femmes étaient les principales bénéficiaires de ces opérations visant à mutiler une partie du cerveau. Plus de 80% des lobotomies pratiquées dans le monde l’étaient sur des femmes bien qu’elles étaient loin de représenter la majorité des patients en psychiatrie, une position occupée par les hommes. L’un des plus célèbres cas de lobotomie est celui de Rosemary Kennedy. Son père craignait que sa fille, trop frivole à son gout, ne vienne déshonorer son auguste famille (Kennedy !) avec un enfant illégitime. Il l’emmena alors se faire lobotomiser. Rosemary Kennedy en resta incontinente et handicapée depuis ses 23 ans jusqu’à sa mort en 2005.
En 1960, l’émergence de l’antipsychiatrie comme courant politique va compliquer la vie des neuropsychiatres défenseurs de la chirurgie. De plus, de plus en plus de psychiatres commencent à critiquer sévèrement la lobotomie. Tel le professeur de neurologie, Percival Bailey, qui ironise dans le American Journal of Psychiatry : « Maintenant que la vague de la psychochirurgie vient de submerger le pays, laissant derrière elle une hécatombe de lobe frontal mutilé, je découvre plusieurs témoignages rendant compte des conséquences de lobotomie qui ne manquent pas d’interpeller. Language abusive, handicapé, désir sexuel désinhibé, maniérisme insupportable, cleptomanie, suggestibilité, fou rire prodromique, convulsions ainsi que d’autres symptômes débilitants particulièrement décourageant tant sont le lot de la procédure. Le seul résultat encourageant pour cette opération semble être le fait que les patients de l’asile sont plus faciles à gérer après avoir subi une lobotomie… Mais ils seraient encore plus faciles à gérer s’ils sont envoyés à la chambre à gaz ! ».
Au final ce n’est ni le manque de résultats scientifiques militant en faveur de la lobotomie ni l’image de plus en plus sordide que véhicule Hollywood à propos de la psychiatrie, ni même l’antipsychiatrie militante de l’église de scientologie ou des antipsychiatres radicaux comme Thomas Szaz qui vont mettre un terme à l’hécatombe. Selon le Sociologue Andrew Scull, si les lobotomies vont se faire de plus en plus rares c’est parce que la neurochirurgie comme discipline va connaitre des avancées notables : dans les années 1930, il y’avait peu d’opérations que les neurochirurgiens pouvaient pratiquer en toute sécurité tout en débouchant sur un succès. «L’alliance » avec la psychiatrie a permis à la neurochirurgie d’élargir considérablement le champ de ses interventions thérapeutiques leur permettant de « sortir de l’ombre » avec les gains sociaux et matériels que cela implique. Mais vers les années 1960, la neurochirurgie est devenue une profession prestigieuse. Les neurochirurgiens avaient donc une sérieuse incitation pour se détourner d’une pratique de plus en plus contestée comme la lobotomie.
Une autre explication très plausible demeure de l’émergence de la psychopharmacologie au début des années 1950. Et elle est inaugurée par la chlorpromazine le premier médicament antipsychotique. La molécule est rapidement surnommée la « lobotomie chimique » ou encore « camisole chimique ». En 1950, les chercheurs de Rhône-Poulenc’s synthétisent la 4560 RP à partir d’un antihismanique à succès le phénothiazine. Après sa découverte la substance devient la chlorpromazine et ne dispose pas d’indication thérapeutique claire. En 1952, Smith, Kline & French (SK&F), une entreprise américaine achète tous les droits de propriété de la chlorpromazine aux États-Unis. Le marché des médicaments psychotropes n’existait pas encore, il n’y avait que les psychothérapies, la psychochirurgie (lobotomie, ECT,…) et les traitements biologiques lourds (Metrazol, insulinothérapie…). L’entreprise SK&F, heureuse détentrice de licence du Chlorpromazine s’était déjà illustrée en commercialisant des amphétamines comme coupe-faim, broncho-dilatateur ou stimulant de la vigilance. SK&f va transformer la molécule 4560 RP en un véritable blockbuster en commercialisant la chlorpromazine comme anti vomitif et comme…antipsychotique ! Ces effets anti vomitif seront ignorés puis oubliés, mais ces effets antipsychotiques vont donner naissance à la psychopharmacologie qui verra un grand nombre de substances chimiques rejoindre l’arsenal thérapeutique de la médecine moderne.
Il est difficile de se prononcer sur l’efficacité de la psychopharmocopée actuelle. Les horreurs que l’on retrouve dans l’histoire de la psychiatrie doivent beaucoup à une sorte de « gentleman agreement » qui faisait que les psychiatries n’étaient que très peu portées à la critique envers les pratiques de leurs collègues. L’esprit de corps imposait une sorte de loi du silence qui a débouché finalement sur des interventions aussi doutes que la Lobotomie ou l’énucléation des dents pour traiter les maladies mentales. Aujourd’hui, les choses ont beaucoup changé sur point. À propos de l’ampleur des prescriptions psychotiques en générale et des antidépresseurs/anxiolytique en particulier, la communauté médicale ose depuis les années 1990 des débats passionnés. Qu’il concerne l’effet Placebo dans le traitement de la dépression ou même le rôle des antipsychotiques dans les attentats terroristes ou des accidents volontaires d’avion, le débat autour de la nouvelle arme de la psychiatrie que sont les médicaments psychotropes existe heureusement cette fois. Il s’inscrit toujours dans un contexte de biologisation accrue de la psychiatrie sous l’apport des neurosciences et de la génétique. Et il est loin d’être terminé.
La psychiatrie est une discipline largement imparfaite qui pratique dans un état de relative ignorance scientifique générale dans des conditions terribles. L’horreur qui se dessine dans le sillage de la biologisation de la psychiatrie ne doit pas légitimer l’antipsychiatrie de l’église de scientologie ou du psychiatre renégat Thomas Szaz. Surtout qu’au Maroc, le maraboutisme justifiait il n’ y a pas très longtemps l’existence de lieu aussi sordide que Bouya Omar où des milliers de « malades mentaux » furent séquestré, enchainé et torturé par des charlatans pas très spirituels…mais la réalité demeure que la psychiatrie occidentale est une discipline encore très limitée. Même l’apport des neurosciences et de la génétique qui promettaient une révolution à venir au début de ce deuxième millénaire n’a débouché finalement sur aucune avancée substantielle en matière de prise en charge des maladies mentales. Peut-être est-il temps, avant de diagnostiquer à la moitié du Maroc avec une maladie mentale, de rappeler que les maladies mentales sont aussi sociales et pas seulement la manifestation d’une biologie qui dysfonctionne ?