Les désaccords entre les économistes nuisent assurément au statut des sciences économiques en tant que discipline scientifique.
Les tensions au sein de la communauté des économistes ne sont pas nouvelles. À tel point que certains avancent même très sérieusement, l’idée que les économistes ne savent même pas s’ils sont d’accord ou pas entre eux. Les économistes peinent à produire un consensus scientifique autour de questions pourtant fondamentales. Et ce n’est pas comme si c’était un petit problème. C’est la crédibilité des sciences économiques en tant que science qui en pâtit. À force de se quereller sur des sujets tels que l’inflation, les inégalités de revenus, le chômage, le plein-emploi, la crise financière… le discours des économistes devient de plus en plus confus et risque de perdre de son influence auprès du public. Mais pourquoi donc les économistes, ont-ils autant de mal à produire des résultats généralisables et qui font consensus ?
Petite histoire des désaccords entre économistes
À l’origine, deux écoles de pensées, deux traditions incarnent les crispations entre économistes. La première, la tradition classique (orthodoxe) née aux dix-huitièmes siècles avec Adam Smith, érige l’idée de laissez-faire en doctrine économique. Elle sanctuarise le Marché face à l’État et adoube les libertés commerciales. Les classiques soutiennent ainsi que les marchés s’autorégulent et que les dysfonctionnements finissent par se résorber d’eux sans intervention de l’État. Selon, les tenants de l’école classique, la situation économique idéale est le « plein emploi », c’est-à-dire quand l’Offre d’un marché donné égale sa Demande, et le plein emploi serait favorisé par un minimum d’intervention étatique au sein des Marchés. Les classiques défendent donc l’idée, qu’avec le temps, les marchés s’harmonisent seuls et naturellement pour pallier aux dysfonctionnements qui surviennent entre Offre et Demande. Des ajustements entre Offre et Demande opérés par la célèbre « main invisible » d’Adam smith qui serait gênée par celle de l’État. Hausse du taux de chômage ? Pour les classiques ce n’est qu’une défaillance temporaire, due au fait que le Marché serait déséquilibré par l’effet d’un prix de travail moyen (salaire) trop haut pour que la demande de travail (les entreprises) puisse absorber l’offre de travail (les travailleurs). Pour les classiques (appelés aussi parfois Orthodoxe ou Libéraux), le mieux que l’on puisse y faire, c’est précisément de ne rien faire, c’est le célèbre laisser-faire. Cela reviendrait à dire que si le nombre de travailleurs est trop nombreux, les salaires devront baisser en conséquence jusqu’à ce que les entreprises les jugent suffisamment raisonnables pour se remettre à recruter.
Une telle conception, invitant l’État à une certaine forme d’immobilisme face aux problèmes économiques et sociaux, donnera naissance à l’école opposée : les interventionnistes ou hétérodoxes, qui regroupent une galaxie d’écoles de pensée (marxistes, keynésien…) et ont comme point commun, qu’ils s’opposent à l’idée que les marchés s’autoréguleraient naturellement, tout en promouvant, à rebours des classiques, l’intervention de l’État. Toujours d’actualités, la théorie de la demande de John Maynard Keynes soutient l’idée qu’en soutenant le pouvoir d’achats des citoyens ou l’investissement, L’État crée dès lors les conditions optimales de la croissance. Là où les classiques croyaient dans les mécaniques du marché à s’autoréguler, Keynes affirme que seul l’État avec des politiques de soutien à la consommation et l’investissement peut créer les conditions propices à l’émergence de la croissance.
« L’Etat n’est pas la solution à vos problèmes, mais la source de vos problèmes »
Les différences de paradigme entre orthodoxes et hétérodoxes s’expliquent en grande partie par des perspectives irréconciliables sur le rôle de l’État dans la vie économique d’un pays. Pourtant, l’histoire économique montre bien que les deux écoles ont largement influencé les politiques économiques des pays industrialisés (et même dans une moindre mesure au Maroc), où on remarque qu’une forme d’alternance s’installe entre les deux courants. Et c’est les crises économiques qui servirent d’arbitre souvent entre les deux écoles de pensées. Les différentes crises accableront toujours la théorie dominante pour réhabiliter son opposé. C’est ainsi que la crise de 1929 a été interprétée comme un échec des politiques de l’école classique (qu’on appel aussi orthodoxe ou libéral !), dominante à l’époque. Au lieu de s’autoréguler naturellement, les marchés se sont effondrés menant à la première grande crise financière d’ampleur systémique et « cataclysmique ». On appellera alors à la rescousse les instruments keynésiens : budget de l’état, création monétaire et dette publique deviennent des instruments au service de la croissance et de l’efficacité économique. Cet interventionnisme Etatique dans l’économie, d’inspiration keynésienne initiera et accompagnera une période de prospérité et de croissance sans précédent des pays développés, que les économistes appelleront « trente-glorieuses ».
La consécration du modèle théorique keynésien ne durera pourtant pas. À la fin des années 1970, une combinaison d’inflation galopante, de hausse du taux de chômage, d’accélération des mouvements sociaux et syndicalistes, conduisirent à l’effondrement du modèle keynésien post guerre…aux profits d’une réhabilitation du Marché (et donc des libéraux !) sous l’impulsion du controversé Milton Friedman. L’école néolibérale de Milton Friedman s’inscrit à l’époque dans la continuité de l’école classique et propose des travaux qui réhabilitent et consacrent de nouveau l’autonomie des Marchés. L’interventionnisme étatique est de nouveau fortement contesté. On associe alors l’État à la bureaucratie, aux régulations inefficaces, liberticides et injustes. Pour des agents économiques comme les entreprises, l’État redevient un indésirable. Il est accusé d’être la source de l’inflation, du chômage, de la coercition.« L’État n’est pas la solution, mais la source de vos problèmes » c’est ainsi que le président Reagan (1981-1989) laissera pour la postérité cette formule décrivant merveilleusement bien l’humeur de l’époque.
Presque 20 ans plus tard, en 2008, le Marché financier américain déraille violemment faisant entrer à nouveau le monde dans une période de marasme économique. La cause : Des marchés qui ne se sont pas autorégulés comme prévu, par la théorie classique pour s’effondrer de manière spectaculaire. Ironie de l’histoire, George Bush, alors grand défenseur de l’autonomie et de la « liberté » du Marché et pourfendeur de l’intervention de l’état dans l’économie, intervient massivement avec des moyens que son camp politique a diabolisés pendant des années : Le Budget de l’état, la création monétaire et la dette publique. À travers des aides et subventions massives distribuées aux banques. George Bush engage alors l’État dans le sauvetage du secteur financier américain qui risquait la faillite généralisée. Keynes n’est pas réhabilité pour autant, car seules les entreprises du secteur financier sont concernées par le soutien du gouvernement de l’époque (et pas la Demande..). Douze ans plus tard, face à la pandémie de Covid l’intervention de l’État est cette fois plus désinhibée, l’État refile alors sa casquette keynésienne et intervient pour colmater les dégâts et stimuler la croissance massivement, ce qui était impossible il y a quelques années à cause des déficits budgétaires et des dettes publiques hors de contrôle devient soudain non seulement possible, mais salvateur…
Max Weber, la solution ?
L’opposition entre les deux grandes écoles de pensée parait en somme donc toute relative. Les préconisations des deux courants ont toutes les deux fondé de grandes périodes de prospérité pour finalement déboucher sur des crises économiques très graves. Le schisme ne date pas d’hier et pour concilier les points de vue et générer du consensus, les économistes pourraient adopter la vision de Max Weber qui propose de distinguer entre les assertions positives et les assertions normatives. Les assertions positives représentées par les faits, surtout quantitatives, et rapproche en quelque sorte l’économie de la physique et des mathématiques. Et les assertions normatives représentent quant à eux « l’aspect moral » de l’économie et essaye d’énoncer comment le monde devrait être. Aujourd’hui, il est facile de voir que les conseils de Max Weber n’ont pas servi à grandes choses et que les fractures entre économistes ne risquent pas de s’arranger. Cet état des choses complique particulièrement la compréhension des phénomènes économiques pour le citoyen néophyte, et explique peut-être qu’il se détourne parfois de certaines dynamiques économiques et politiques qui le concernent pourtant grandement.
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