Abdelatif Ouahbi est depuis quelques jours bien seul au milieu d’une tempête médiatique, qu’il ne doit pourtant qu’à lui-même. Avocat de profession, avant d’être ministre de la Justice, Ouahbi a pourtant choisi une drôle de manière de défendre son fils, accusé de ne pas mériter sa place parmi les admis à l’examen du barreau. Devant une dizaine de micros, il s’est d’abord défendu maladroitement de népotisme en vantant la double licence de sa progéniture avant de s’enfoncer avec une déclaration bien plus hasardeuse : «son père est riche et il lui a payé les meilleures études à Montréal » dit-il pour expliquer le succès de son fils à l’examen du barreau. Au-delà des accusations de népotisme ou d’éventuelles irrégularités dans l’organisation de l’examen, il est drôle de constater que de telles déclarations, que beaucoup trouvent provocatrices et grossières, pointent pourtant directement vers les limites des principes de la méritocratie et renferment une vérité particulièrement dérangeante : même avec un système de sélection opérant selon les meilleurs standards d’objectivité, il demeure que ce sont toujours les plus privilégiés qui réussissent le mieux aux épreuves censées discriminer uniquement sur la base du mérite. Ouahbi n’a probablement pas dérangé parce qu’il a exprimé tout haut ce que tout le monde pense tout bas ou parce qu’il a énoncé une vérité dérangeante bien connue de la littérature sur la « méritocratie ». Mais bien parce qu’on retrouve dans les déclarations de Ouahbi un défaitisme décomplexé démontrant qu’il s’est parfaitement résigné au fait que ceux qui réussissent ne sont pas forcément et seulement les plus talentueux, mais aussi (comment dire les choses autrement ?)les plus riches qui, dans ce cas, seraient ceux capables de se payer les études les plus « prestigieuses » pour devenir les plus « méritants ».
Quant à nous, nous allons essayer de rendre cette polémique un peu moins stérile en profitant de l’occasion pour approfondir légèrement la notion de méritocratie qui étonnamment ne va pas de soi.
Qu’est-ce que la méritocratie ?
La méritocratie désigne un système de gouvernance où les gens sont sélectionnés ou promus sur la base de leur habilité et leur talent plutôt que selon leur origine sociale, leur richesse ou leur influence. L’idée centrale derrière la méritocratie est que les positions de pouvoir et d’influence doivent être méritées et non pas héritées et qu’uniquement le travail, le talent, la rigueur ainsi que le sens de la discipline et de l’éthique doivent permettre l’accès aux positions les plus convoitées. À l’échelle de l’histoire humaine, bien que la Chine impériale ait mis en place il y a très longtemps pour les besoins de son Administration des systèmes de recrutement « objective » assurant la sélection seulement des plus méritants, il demeure que la méritocratie telle qu’on la conçoit actuellement était presque inexistante, car seule l’hérédité assurait vraiment la distribution des privilèges.
Pourquoi la méritocratie est une notion controversée ?
Winston Churchill disait de la Démocratie “La démocratie est un mauvais système, mais elle est le moins mauvais de tous les systèmes” . On pourrait probablement dire la même chose de la méritocratie qui semble de prime abord comme l’horizon le plus souhaitable en matière de sélection, mais qui est étrangement très controversée. D’ailleurs le mot même de « méritocratie » fut forgé par l’un des principaux contempteurs du concept, Alan Fox, sociologue qui l’a utilisé en premier dans un sens péjoratif, assez loin de la signification que lui attribuent les masses actuellement. Puis par le sociologue Michael Dunlop qui a popularisé le concept pour le tourner en dérision à travers son essai satirique « the rise of meritocracy ».
Les reproches à la méritocratie sont nombreux parmi lesquels on peut citer :
– La méritocratie serait un mythe qui perpétue les inégalités, car les règles du jeu sont biaisées dès le début. Le statut des parents biaiserait donc en partie les systèmes de discrimination « méritocratiques » en vigueur dans les établissements éducatifs.
-L’idée que le mérite puisse objectivement être mesuré est aussi une idée assez controversée. Lors de son apparition sur la chaine 2M, Ouahbi a défendu l’outil d’évaluation dit « QCM » comme un moyen plus fiable d’évaluer les connaissances que la dissertation qui confèrerait beaucoup trop de pouvoir discrétionnaire à l’examinateur. Si Ouahbi a en partie bien raison sur ce point, il reste que dans l’ensemble même les moyens d’évaluation les plus objectifs ne peuvent rien contre des déterminants du succès à l’instar de la chance, des privilèges héréditaires ou encore des relations personnelles qui biaisent fondamentalement toute initiative visant à discriminer uniquement sur la base du mérite.
-Des phénomènes politiques comme la réussite surprise de Trump à l’élection de 2016 ou les polarisations politiques extrêmes caractéristiques des années 2010 sont aussi interprétés parfois comme des limites des systèmes méritocratiques. Car la frustration d’avoir été exclu (même objectivement et équitablement) d’un marché du travail devenu particulièrement exigeant pourrait bien nourrir le ressentiment que l’on retrouve dans bien des discours populistes ou extrémistes et qui effraient une grande partie des dirigeants. Même le système méritocratique le plus objectif du monde n’en reste pas moins violent et produit à la pelle des « antisystèmes » , pas très commodes. Le problème reste que toute alternative à la discrimination sur la base du mérite ne peut conduire qu’au copinage, au népotisme et à l’élargissement de la province de la médiocrité.
Quelles alternatives à la méritocratie ?
Un bon nombre de systèmes se trouve en concurrence avec l’essence de la méritocratie. Parmi ces systèmes, on retrouve : La démocratie ! Car dans une démocratie, tout observateur de la chose publique ne manquera pas de remarquer que ce n’est pas tout les jours que les plus méritants se retrouvent aux postes de pouvoir. Le « peuple » a même l’étrange manie de voter pour les personnes les plus qualifiées pour prendre… les mauvaises décisions !
Sans vouloir faire de l’élitisme, il est difficile d’éluder le fait qu’à travers l’histoire, l’homme du peuple semble avoir eu un faible pour les moins méritants. Il s’est même presque toujours élevé contre les plus méritants. L’homme du peuple ( à supposer qu’il existe…) s’est trop souvent rangé du côté des tyrans de l’histoire. Hitler, Néron, Torquemada eurent tous son assentiment. L’homme du peuple s’est aussi presque toujours opposé à toutes les formes de progrès. Il s’opposa dans le passé à Gallilé ou Ibnu Rochd comme il s’oppose aujourd’hui avec la même férocité aux vaccins ou à la théorie de l’évolution. Quand il doit arbitrer devant deux idées, il choisit automatiquement la plus stupide, la moins efficace ou la moins honorable. Il ignore tout de l’objectivité ou de la sélection objective sur les bases du mérite seulement. Il croit dans les fantômes et préfère de loin écouter attentivement un coach illuminé ou un gourou qu’un physicien ou un biologiste. Il a combattu par le passé férocement toutes les forces souhaitant sa libération. Discriminer objectivement entre des hommes politiques en vue de choisir le plus méritant est définitivement hors de ces compétences. Et dans ce sens, la démocratie est l’anti-méritocratie par excellence.
Pourtant la démocratie, qui est le système où l’homme du peuple dispose du plus de puissance, a débouché sur la naissance de certains des pays les plus prospères que la Terre ait peut-être connu, soit les USA aux côtés du reste des démocraties libérales. Car c’est finalement en occident, où les principes d’égalité des chances et de justice assimilés à la méritocratie fleurissent le mieux. Bien que la démocratie favorise très souvent les moins méritants. C’est étonnant, non ?
Le Communisme ou le tribalisme peuvent aussi être des systèmes « alternatives » à la méritocratie.
Et pour une très petite histoire politique de la méritocratie au Maroc
En 2011, devant la fièvre des printemps arabes, le gouvernement Abass El-Fassi choisit de passer outre les principes de la méritocratie pour accorder à un collectif de « diplômés chômeurs » le droit d’accéder à la fonction publique sans concours. Plus de 4304 « jeunes » auraient bénéficié ainsi de l’accès direct au travail au service de l’État. Inutile donc de vous expliquer que le mouvement des « diplômés chômeurs » n’était franchement pas fan du concept de méritocratie.
Et ce n’était pas la première fois que les autorités ignorent les principes de sélection « méritocratique » pour céder aux demandes des associations des diplômés chômeurs. Depuis la fin des années 1980, qui se caractérisent par des politiques d’austérité visant l’assainissement de la dépense publique, des groupes appelés communément les « diplômés chômeurs » suivent le schéma suivant : création d’un groupe fédérant quelques diplômés chômeurs, s’ensuivent des cycles de protestation qui finissent en négociations avec les autorités, qui débouchaient quant à elle à la dissolution des groupes de protestation suite à l’embauche directe de leurs militants par l’État. En 2006, le Premier ministre recrute 966 militants des « diplômés chômeurs » sans concours. En 2007, ce sont 2760 militants qui rejoignent directement l’État suite à un accord avec les autorités. En 2008, 1100 militants « diplômés chômeurs » sont recrutés directement dans l’éducation nationale. De 1997 à 2007, la littérature rapporte qu’une vingtaine de ces groupes se sont formés pour disparaitre après l’embauche directe de leurs militants.
La sélection des chômeurs diplômés se faisait selon un seul critère : le degré de militantisme au sein de ces mouvements. D’ailleurs, ces mouvements n’ont jamais eu pour but de fédérer ou de représenter les diplômés chômeurs. Ils avaient vocation principalement à faire pression sur les autorités en occupant l’espace public pour générer des images dérangeantes de matraquage policier en vue de placer leurs membres dans la fonction publique sans concours.
Les élus politiques locaux ont aussi participé à légitimer ce mode d’action en organisant, par le passé, des recrutements sans concours pour s’attirer les sympathies de leurs électeurs. Peut-être cela explique-t-il en partie la problématique des fonctionnaires fantômes, mais ça, c’est presque une autre histoire….
Une affaire Benkirane similaire
Face à « l’affaire Ouahbi », il est aussi difficile de ne pas rappeler « l’affaire de la fille de benkirane » qui en 2016 avait soulevé un tollé après que sa fille réussit un concours d’accès à un emploi au secrétariat général du gouvernement alors sous la tutelle de Benkirane. D’autres filles, membres de la matrice idéologique du Parti de Benkirane (le mouvement unicité et réforme), avaient aussi réussi ce concours du secrétariat général qui dépendait directement du Chef du gouvernement de l’époque, faisant hausser quelques sourcils.
Polémique à part, Abdelatif Ouahbi est un drôle de personnage. Il a la charge de l’un des plus importants chantiers du pays: la réforme du Code pénal. Sur ce terrain, il est très attendu par les défenseurs des libertés individuelles ou des libertés tout court. Il fut même parfois célébré pour son audace à vouloir porter des réformes modernistes. En théorie, Ouahbi se veut une sorte de Benkirane à l’envers, un politicien qui choisit le populisme pour faire avancer les causes progressistes. Du genre fougueux, il a déjà survécu à des déclarations intrépides sur un projet de loi d’amnistie des détenus du Hirak du Rif. Il a survécu à un remaniement royal l’annonçant sur le départ par une partie de la presse en septembre 2022, remaniement qui le disait sortant. Il s’est aussi illustré par une drôle de croisade contre des… associations de défense des biens publics ! Il a gelé l’adhésion du député le plus populaire du pays, membre du parti qu’il préside dans le but de préserver le triumvirat qu’il compose avec Aziz Akhannouch et Nizar Baraka. Après « l’affaire Ouahbi » nul doute que le personnage ne manquera pas d’alimenter encore bien des discussions sur ce qui deviendra peut-être le « cas ouahbi ».